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De la revueforumpoenale Sondernummer/2018 | p. 325–326La page suivante est la325

Le ministère public compte parmi les autorités les plus puissantes de l’Etat moderne. Tel n’est pas seulement le cas en Suisse, mais aussi à l’étranger, proche ou plus éloigné. L’évolution vers l’élément de pouvoir politique que nous connaissons aujourd’hui tient sans doute et pour partie au fait que la politique, lorsqu’elle se trouve dans l’incapacité d’apporter elle-même une réponse, délègue de manière croissante la résolution réelle ou supposée de problèmes sociétaux au droit pénal.

La puissance du ministère public résulte toutefois aussi du fait que les tribunaux se sont largement retirés du marché et ont abandonné au ministère public le pouvoir de définir les enjeux du droit pénal et de la procédure pénale. Le ministère publie ne décide pas uniquement de l’ouverture et de la clôture d’une instruction. Par ses attributions dans le domaine des mesures de contrainte, il est susceptible de mettre en danger, voire même de ruiner l’existence de personnes, en privant ces dernières de leur liberté ou de la possibilité de disposer de valeurs patrimoniales. A la faveur de l’écho médiatique que suscitent en règle générale de telles mesures, le dommage pour les particuliers ainsi touchés est consommé bien avant qu’un juge n’entre en scène. Si l’on considère en outre que le ministère public, au gré d’une ordonnance pénale ou d’une ordonnance de classement, statue sur la culpabilité ou l’innocence du prévenu dans plus de 98% des causes, il ne reste aux tribunaux plus grand-chose à faire en droit pénal.

Les tribunaux pénaux – et avec eux une composante essentielle de la surveillance judiciaire du ministère public – se sont lentement retirés de l’administration de la justice pénale. De son côté, le ministère public a parfaitement su profiter de l’esprit du temps pour marquer ses nouvelles positions. L’exigence actuelle n’est pas celle d’une justice pondérée, mais d’une punition efficiente des coupables. La disposition de la politique à fournir au ministère public les moyens législatifs et les ressources personnelles nécessaires est à l’avenant. Alors que l’effectif des ministères publics a massivement crû au cours des années écoulées, pratiquement rien n’a bougé au niveau des tribunaux.

Les tribunaux ont fait preuve d’une élégante réserve lorsque leurs attributions dans la procédure pénale ont été progressivement réduites et transférées au ministère public. On n’a guère entendu de voix critique s’élever lorsque la compétence du ministère public en matière d’ordonnance pénale, limitée dans les années quatre-vingt à deux ou trois semaines, a été portée à un mois, puis à trois et finalement à six mois, tout cela parallèlement à l’introduction de la procédure simplifiée. Pendant les discussions relatives à la révision totale de la partie générale du code pénal et à l’introduction d’un code de procédure pénale suisse, les tribunaux et leurs représentants ne se sont que peu manifestés. Leurs organisations professionnelles semblaient plus préoccupées par elles-mêmes. Elles se sont souciées de l’image du juge dans le public, ont promu l’autonomie administrative de la justice ou se sont engagées pour les conditions d’élection et de travail de leurs membres. En toute hypothèse, elles ne se sont pas battues pour la défense de l’Etat de droit; toute mesure promettant de décharger les tribunaux a presque toujours été approuvée.

L’image est radicalement différente du côté des ministères publics. Avec la Conférence des procureurs de Suisse (CPS), les autorités de poursuite pénale ne disposent pas seulement d’un excellent réseau, mais aussi d’un porte-parole efficace. En collaboration avec l’Université de Lucerne, une Académie des procureurs (Staatsanwaltsakademie) a vu le jour. Cette institution garantit aux magistrats concernés une formation – initiale et continue – uniforme, d’une part, veille au traitement scientifique de thèmes centraux du droit pénal et de la procédure pénale, d’autre part. L’élaboration et l’introduction d’un code de procédure pénale suisse ont fourni un exemple saisissant de lobbying couronné de succès. Au sein de la commission d’experts pour l’unification de la procédure pénale, composée de neuf membres, ni les tribunaux ni le barreau n’étaient représentés; en revanche, les autorités de poursuite pénale y ont placé trois de leurs membres. Avant même l’adoption par le Parlement du texte définitif, la Conférence des procureurs de Suisse a constitué différents groupes de travail qui se sont penchés sur la future procédure pénale et, en prévision du nouveau droit, ont élaboré plus de 600 formulaires, conférant de la sorte une force normative aux faits. Simultanément, douze modules de formation portant sur les domaines les plus variés ont été créés et ont permis aux personnes intéressées de se familiariser sur place avec le nouveau code de procédure pénale. Que l’interprétation du futur droit ait ainsi été marquée de l’empreinte de la poursuite pénale a sans doute constitué un effet collatéral qui n’était pas malvenu.

En d’autres termes, les trois décennies écoulées ont vu non seulement le balancier politique s’éloigner de la liberté pour prendre la direction de la sécurité, mais aussi le pouvoir de définir les enjeux du droit pénal et de la procédure pénale passer des tribunaux au ministère public. Les intérêts de la poursuite pénale dictent l’agenda politique. Parfaitement organisés et équipés, les ministères publics mènent la discussion et traitent en régie propre presque l’ensemble de la délinquance de masse. Dans la meilleure des hypothèses, les tribunaux en sont réduits à glisser un peu de sable dans les rouages. Ces constatations d’un représentant des tribunaux pénaux ne doivent en De la revueforumpoenale Sonderheft 1/2018 | p. 325–326 La page suivante est la 326 aucun cas être comprises comme un reproche adressé au ministère public. Ce dernier ne s’est rendu coupable d’aucune malhonnêteté, mais a très habilement exploité les espaces que l’esprit politique du moment a ouverts et que les tribunaux pénaux tout comme le barreau ont délaissés à son profit pratiquement sans combattre. Cette évolution a toutefois aussi pour conséquence que la surveillance exercée sur le ministère public acquiert une tout autre signification.

Du point de vue historico-juridique, il apparaît que l’esprit politique du temps n’a pas toujours été bien disposé envers le ministère public. L’introduction du ministère public dans les cantons et la création du Ministère public de la Confédération au cours du XIXe siècle ont été émaillées de vives controverses politiques. Plusieurs contributions dans ce numéro spécial abordent les différents aspects de cette tranche de l’histoire, remplie de tensions et malheureusement restée jusqu’à ce jour largement inexplorée. Au gré de continuelles modifications, des modèles prussiens et français ont été adaptés aux réalités cantonales et fédérales ainsi qu’aux circonstances politiques du moment. La présente publication est sous-tendue par l’espoir d’avoir donné une importante impulsion à de futures recherches historico-juridiques sur le sujet.

Rattachés à l’Université de Lucerne, l’Académie des procureurs et l’Institut pour les fondement du droit – lucernaiuris (Institut für juristische Grundlagen – lucernaiuris) se sont penchés sur cette thématique et ont organisé à la fin de l’automne 2017 un congrès commun intitulé «Le ministère public dans le champ de tension entre indépendance, surveillance et directive». Le présent numéro spécial deforumpoenale rassemble les contributions que les représentants de différents milieux professionnels ont livrées en cette occasion.

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